Études théâtrales, les origines
La naissance de l’Institut d’Etudes Théâtrales au sein de la faculté des Lettres et Sciences humaines de la Sorbonne en 1959 est intimement liée au contexte politique qui marque la fin des années 50 et les nouveaux enjeux esthétiques, culturels et socio-économiques qui gagnent alors la scène théâtrale. La constitution d’une discipline nouvelle qui prenait le nom d’ « études théâtrales » en Sorbonne n’est pas étrangère à l’ébullition que connaît le théâtre dans le quartier latin de cette époque. La même année Roger Blin monte Les Nègres de Genet avec la Compagnie des Griots, un groupe d’hommes et de femmes de théâtre antillais et africains qui s’est constitué en Sorbonne où beaucoup d’entre eux étaient venus faire des études. Jean-Marie Serreau les accueille au théâtre de Lutèce où le spectacle fera scandale et retournera le tout Paris. Le développement d’une pratique théâtrale d’avant-garde dans les théâtres de la rive gauche, et la découverte de nouveaux auteurs et de metteurs en scène engagés qui interrogent l’espace et les technologies nouvelles amènent à cerner le théâtre comme un ensemble où intervient autant le texte que sa traduction scénique. Le théâtre apparaît également comme un espace d’engagement politique et idéologique dont l’expression passe par la scène et pas seulement le texte, comme le démontrent alors les auteurs du théâtre de l’Absurde et les pièces de Ionesco ou Adamov, Beckett ou Genet dont l’expression dramatique est en totale rupture avec les normes classiques. L’étude du théâtre s’affirme alors comme une discipline qui ne saurait se limiter au champ littéraire, mais qui se nourrit comme le théâtre lui-même d’un éventail d’autres approches théoriques : histoire, sciences politiques, anthropologie, ethnologie, sociologie, philosophie, psychanalyse, économie, architecture, arts plastiques, etc. La naissance du champ des études théâtrales s’inscrit clairement dans la suite logique du développement de ce que l’on appellera le « Nouveau Théâtre » dans les années 50. Ce champ d’investigation voit le jour en Sorbonne avec les premières grandes conférences qu’organise Jacques Scherer et qui cristalliseront la réflexion sur le théâtre avec des professionnels et des metteurs en scène qui viennent partager leurs interrogations. Jacques Scherer, professeur de littérature à l’université de la Sorbonne, a joué un rôle pionnier. Auteur d’une Dramaturgie classique en France, publiée en 1950, il distinguait la structure interne du texte d’une pièce et sa structure externe en lien avec les conditions de sa représentation scénique. Ce qui rejoint la vision du philosophe et critique dramatique Henri Gouhier, sur le théâtre comme un art à deux temps. L’analyse des représentations théâtrales requiert des outils en dehors du champ des littératures comparées pour comprendre leurs spécificités et les interactions entre le plateau artistique et le public. C’est bien dans ce contexte de redéfinition des enjeux de l’analyse du théâtre que voit le jour en 1956 la chaire du professeur Jacques Scherer au sein de la faculté des lettres et sciences humaines qui sera la chaire d’« histoire et techniques du théâtre français ». L’année suivante, Jacques Scherer crée un centre de documentation théâtrale afin de constituer un fonds réunissant toutes sortes de documents, des enregistrements sonores, des documents iconographiques, photos, affiches… Le centre se dote bientôt d’un fonds de livres de théâtre avec l’achat d’un ensemble de volumes faisant partie de la bibliothèque de Gaston Baty. Ces ouvrages de théâtre constitueront un fonds précieux pour développer les recherches de l’unité émergente et l’usage attribuera à la salle qui accueille le Centre de documentation théâtrale de la Sorbonne le nom de « Bibliothèque Gaston Baty », tandis que Jacques Scherer y organise les premières expositions de photos de représentations, en vue de son inauguration. C’est par un arrêté du 21 novembre 1959 que l’Institut d’Etudes Théâtrales voit le jour en Sorbonne au sein de la faculté de Lettres et Sciences Humaines de l’université de Paris. La demande de création avait été portée le 13 janvier par 21 professeurs de la Faculté des Lettres, issus de disciplines différente, suivie le 14 avril de l’inauguration officielle du Centre de documentation auquel il est prévu de rattacher l’Institut. C’est pourquoi, dès son origine, l’Institut d’Etudes Théâtrales aura pour objet, selon la formule mentionnée explicitement sur le décret de création, de « rassembler des documents relatifs aux études théâtrales et d’orienter les étudiants et les chercheurs ». Le Centre de documentation théâtrale est entièrement constitutif de l’Institut d’Etudes Théâtrales. Colette Scherer prendra alors la direction du Centre de documentation, enrichissant ses collections et faisant de la Bibliothèque Gaston Baty une théâtrothèque de renommée internationale. 1959 aura été une année déterminante qui voit également la création du ministère des Affaires culturelles ; ce nouveau ministère se crée par le transfert de bureaux du ministère de l’Education nationale destinés à prendre en charge l’encadrement réglementaire des activités artistiques, l’organisation du soutien financier à la préservation du patrimoine, à l’excellence dans les créations et assurer la démocratisation culturelle en misant sur la force fédératrice de l’amour de l’art. Une perspective qui sera pas sans incidences sur le développement d’enseignements spécifiques aux activités théâtrales. L’Institut d’Etudes Théâtrales s’organise dès sa création autour d’enseignements qui abordent le théâtre avant tout comme une activité artistique, à la fois par l’histoire et par l’esthétique avec des cycles de cours remontant au théâtre antique, et l’analyse du théâtre moderne, mais aussi l’histoire de la mise en scène et l’approche des techniques de la scène. Dès la mise en place, Jacques Scherer lance des cycles de conférences données par des professionnels, des metteurs en scène en exercice qui feront la réputation des Etudes Théâtrales en Sorbonne attirant les artistes et les amateurs. Le champ des études théâtrales tel que Jacques Scherer avec Etienne Souriau et Raymond Lebègue, qui constituaient les membres du conseil d’administration, souhaitait le définir devait embrasser des expressions dramatiques au-delà des limites françaises. Les Etudes théâtrales allaient interroger les dramaturgies et les pratiques scéniques de toute l’Europe et aller même au devant de pratiques plus lointaines. Dès les débuts de l’Institut à la rentrée 1961-1962 des cours consacrés aux théâtres d’extrême orient sont mis en place en partenariat avec L’Ecole des Langues orientales qui deviendra l’INALCO en 1971. Robert Rhulmann propose un cours sur le théâtre chinois. Très vite seront organisées des conférences sur le théâtre japonais, le théâtre cambodgien et le théâtre siamois et bientôt même le théâtre d’Afrique Sub-Saharienne grâce notamment à la mission que l’ADEAC confie à Jacques Scherer en Afrique dans le cadre d’actions culturelles de coopération. Dès 1963, le Ministère de la Coopération s’était en effet doté d’une structure autonome pour gérer les échanges artistiques : l’ADEAC (Association pour le Développement des Echanges artistiques et culturels qui rejoint l’AFAA en 1972) Les objectifs de l’ADEAC, à sa création consistaient essentiellement à organiser en France ou dans les Etats africains francophones, des manifestations artistiques et culturelles et de faciliter les manifestations de la Direction de la coopération culturelle et technique. Mais dès 1964, avec l’arrivée de Maurice Guillaud à la tête de l’association, un homme de théâtre qui connaît l’engagement de Jacques Scherer, l’ADEAC va changer ses statuts et affirmer l’orientation théâtrale de l’Association, dont l’action ne se limite plus à l’organisation de tournées, mais s’inscrit à présent dans le domaine de la formation d’artistes et de techniciens du spectacle en Afrique et de l’expertise. Stages, études, conférences, enquêtes de terrain… toutes sortes de séjour de recherche mandatés par l’ADEAC seront ainsi financés par la Coopération. C’est ainsi que l’ADEAC se lance dans les tournées théâtrales de prestige, des missions d’études, un programme d’éducation théâtrales et de sensibilisation auprès des publics scolaires. L’ADEAC sans attendre mandate Jacques Scherer pour une prospective universitaire, une vraie tournée d’inspection du 17 novembre 1965 au 3 février 1966 pour établir l’inventaire des possibilités en matière de théâtre en Afrique. Jacques Scherer a laissé beaucoup de notes et des rapports officiels. Il constate combien les diplomates français ont une idée limitée du théâtre qu’ils cantonnent à la danse et voit dans les hommes de théâtre africains de dangereux marxistes. En 1967, le rapport Scherer préconise de trouver des solutions pour stimuler les dramaturges africains à écrire. Il va défendre plusieurs actions dans ce sens. Il constate la fragilité de conservation de l’existant et engage à mener une politique de protection des œuvres en soutenant l’édition des pièces ( Hatier, puis l’ORTF, Présence Africaine, Oswald) Mais c’est surtout le concours théâtral interafricain soutenu par Radio France Internationale qui voit le jour à la suite de la tournée Scherer, grâce à Françoise Ligier qui travaille a la radio et a dirigé un théâtre et André Clavé grand acteur de la décentralisation théâtrale en France, Jacques Chevrier, un autre universitaires qui rejoint également le collectif et soutiendra le projet éditorial avec les éditions Hatier. Jacques Scherer déposera alors régulièrement les manuscrits du concours à la Bibliothèque Gaston Baty constituant ainsi le premier fonds de dramaturgies francophones d’Afrique. La décolonisation et les débats qui touchent alors la société en ce début des années 60 ne seront pas sans implication sur ce qui motive au sein de l’Institut d’Etudes Théâtrales une approche plus internationale du théâtre et le désir d’aller au devant de formes dramatiques non occidentales : une démarche d’ouverture sur l’altérité alors extrêmement innovante à la Sorbonne et qui participera de l’affirmation des humanités nouvelles d’une université en mutation qui allait devenir la Sorbonne Nouvelle après les événements de 1968.   Les études théâtrales affirmaient également la nécessité de concilier théorie et pratique au sein même de la pédagogie et de la recherche. Un principe essentiel qui allait conduire au recrutement d’enseignants-chercheurs en prise avec la pratique et le milieu professionnel, du côté du public comme du côté du plateau, que ce soit celle du critique ou celle du dramaturge. Le développement de partenariats avec des écoles de comédiens, le Conservatoire National Supérieure d’Art Dramatique, l’ENSATT, mais aussi avec des théâtres devait participer de l’approche pédagogique à construire et d’une démarche particulière, celle de développer des enseignements en lien étroit avec la programmation des théâtres et la réalité du paysage dramatique. Les études théâtrales construisaient ainsi un mode d’approche particulièrement différent des pratiques d’enseignement et de théorisation issues des études littéraires. Elles s’inventaient tout en se constituant et la rencontre avec le structuralisme sera tout à fait déterminante pour la construction d’une théorie analytique de la scène et du plateau. Ce fameux sport du regard que défendra Anne Ubersfeld. Le lien avec le milieu professionnel, dont les acteurs allaient être tour à tour formateurs et étudiants et la dynamique que ces échanges susciteraient devaient constituer l’identité même de l’Institut d’Études Théâtrales. La Sorbonne aura été à la pointe de l’investigation en créant le champ des études théâtrales, champ de recherche nouveau qui sept ans plus tard trouve également sa place au CNRS avec la création d’une « équipe propre de recherches théâtrales et musicologiques » constituée de spécialistes de la Renaissance, regroupés autour de Jean Jacquot. Comme l’indique Marie-Madeleine Mervant-Roux, l’objectif directeur des premières approches en études théâtrales a été de permettre de réunir les savoirs liés aux analyses de textes et aux modes de construction des espaces dramatiques dans des lieux théâtraux. Tandis que l’équipe du CNRS choisit de privilégier une anthropologie des spectacles, une histoire des lieux théâtraux et la période de la Renaissance, l’Institut d’études théâtrales développe des enseignements et des recherches dans les domaines de la dramaturgie, de l’approche structurale de l’espace, de la sémiologie de la scène et de l’histoire du théâtre mondial autour d’une équipe plus éclectique et en prise avec le monde professionnel.   Jacques Scherer saura s’entourer de personnalités très impliquées dans la vie du théâtre. Le critique dramatique Bernard Dort, un des fondateurs de la revue Théâtre Populaire, parue de 1953 à 1964, a su développer à côté d’une réflexion autour des liens entre le théâtre et l’Histoire, une analyse des dimensions matérielles de la représentation[1]. En 1963 Jacques Scherer obtient la création de deux postes de maître-assistant pour développer les études théâtrales ; l’un est proposé à l’historien André Tissier, l’autre à Bernard Dort. Celui-ci a quitté l’administration du ministère de la Santé publique pour débuter comme assistant délégué dans les fonctions de maître-assistant. Ses enseignements portent d’abord sur l’esthétique des représentations contemporaines, l’histoire de la mise en scène de 1880 à 1940 et le théâtre européen autour des figures de Brecht et de Büchner[2]. Marqué par le travail du Berliner Ensemble mais aussi par celui de Giorgio Strehler, Dort a contribué à forger une identité de l’équipe, imprégnée de l’esprit de service public pour légitimer les œuvres de l’esprit s’inscrivant dans des démarches critiques exigeantes, mises en scène par des artistes affichant leur intérêt pour un élargissement de la base sociodémographique du public. A l’issue du mouvement social de mai-juin 1968, la section de Littérature française de la Sorbonne s’est scindée en plusieurs composantes. L’institut se constitue alors en section autonome de la faculté des lettres et sciences humaines et définit les études théâtrales comme nouvelles humanités défendant une pédagogie participative fondée exclusivement sur des séminaires et des ateliers. Le centre Censier est occupé. Par chance les fonds documentaires de la théâtrothèque ne sont pas touchés, mais disparaissent les disques et les magnétophones. En 1971, dans le cadre de la réforme de l’enseignement supérieur, l’I.E.T devient une UER autonome au sein de la Sorbonne Nouvelle, Jacques Scherer, Bernard Dort, André Tissier, Martine de Rougemont et Françoise Kourilsky en sont les enseignants titulaires, tandis que Colette Scherer poursuit l’enrichissement du centre de recherche. Claude Chauvineau, et aujourd’hui Céline Hersant lui succèderont avec toujours le même souci de développer l’exception des ressources documentaires en arts du spectacle (cahiers de dramaturgie, storyboard, portefolio, planches et maquettes de costumes et de scénographie, etc.), mais aussi de faire du lieu un espace d’échange et de pensée sur le théâtre et les arts de la scène.  
  • Extraits de Sylvie Chalaye & Daniel Urrutiaguer, « Naissance et constitution d’un champ autonome d’enseignement et de recherches interdisciplinaires et interculturelles », Registres, n° 18, 2015
    [1] Georges Banu, « Dort », in Michel Corvin (éd.), op.cit., p. 444. [2] Jacques Schérer, op.cit., p. 174.