Historique
L’émergence des « Études théâtrales », discipline mêlant intimement la pratique à l’enseignement et à la recherche, est le fait d’une prise de conscience tardive au sein de l’Université de la spécificité du théâtre comme un art à part entière, un phénomène socio-culturel, un ensemble de techniques et de modalités de représentation échappant aux outils d’analyse strictement littéraires. La création de l’Institut d’Etudes Théâtrales en 1959, est avant tout l’expression d’un désir d’émancipation vis-à-vis de la Faculté de Lettres de Paris avec la recherche de la transversalité et le choix de l’ouverture sur l’extérieur et le monde professionnel. À l’aube des années 1950, Jouvet souhaite que soit créé en France un organisme ou une chaire universitaire consacrés au théâtre – le département des Arts du spectacle de la BNF ne sera créé qu’en 1976 –, comme c’est déjà le cas dans d’autres pays européens et aux Etats-Unis. Deux professeurs de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Paris, Jacques Scherer et Raymond Lebègue, vont conjoindre leurs efforts pour sa réalisation. Le projet prend véritablement corps lorsque Scherer obtient en 1956 la transformation de sa chaire de littérature française en chaire d’Histoire et technique du théâtre français. En 1957, il parvient à faire acquérir par la Faculté des Lettres de Paris la bibliothèque personnelle de l’homme de théâtre Gaston Baty, riche de plus de 5000 documents, dont certains fort précieux (éditions originales, souvent rares et dédicacées par ses contemporains, de pièces du XIXe et XXe siècles, d’ouvrages sur le costume, sur le théâtre médiéval, des essais théoriques sur le jeu d’acteur et la mise en scène, mais aussi la collection complète de La Petite illustration). Raymond Lebègue et Jacques Scherer vont développer, à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris, un double projet : la création d’un Centre de documentation théâtrale dont le noyau est constitué par la collection de Gaston Baty, et la fondation d’un Institut d’Etudes théâtrales voué à l’enseignement relatif au théâtre. L’ambition de ces deux pôles est d’être tous deux largement ouverts tant aux étudiants et aux chercheurs, français et étrangers, qu’aux professionnels et aux amateurs de théâtre. Un arrêté du Ministère de l’Education Nationale en date du 21 novembre 1959 approuve la délibération du Conseil de l’Université de Paris (13 avril 1959) portant création d’un Institut d’Etudes théâtrales à la Faculté des Lettres et Sciences humaines. Le statut d’« Institut » de la Faculté de Paris, sous la présidence du Recteur, est loin d’être anodin : il implique la reconnaissance du théâtre comme l’objet d’une discipline spécifique d’enseignement et de recherche, ainsi qu’une organisation pédagogique, administrative et financière propres. Ce nouveau statut va permettre de passer de la simple coordination, sur une affiche commune, des cours qui, à la Sorbonne, au Collège de France et à l’Ecole des Hautes Etudes, concernaient les théâtres français et étrangers ainsi que l’esthétique théâtrale, à l’élaboration d’enseignements puis de diplômes spécialisés. Ne disposant pas encore de locaux dédiés au sein de la Sorbonne, les ouvrages sont d’abord entreposés dans les caves de la Sorbonne. La bibliothèque sera installée en septembre 1958 dans un local au premier étage de la Sorbonne. La politique documentaire du centre de documentation est délibérément tourné vers l’actualité de la scène contemporaine. Le Centre de documentation ne se définit pas, d’emblée, comme un fonds d’archives à valeur muséale mais bien plutôt comme un lieu à vocation patrimoniale, où l’on cultive aussi bien le goût pour l’histoire du théâtre que pour la conservation de l’immédiatement contemporain. La ligne est tracée : la politique documentaire du Centre de documentation s’organise autour de la sauvegarde de la mémoire vive de la création théâtrale, grâce à la collecte d’ouvrages mais aussi de supports documentaires très variés : photographies et bientôt microfilms, enregistrement sonores, tirés-à-part, brochures… Cette particularité fait du Centre de documentation un espace transversal, où peuvent se côtoyer universitaires, étudiants, professionnels du spectacle, amateurs, bibliophiles, comme ils se côtoient dans les cours et conférences sur le théâtre dispensés en Sorbonne.   Trois principes essentiels sont développés : l’interdisciplinarité au service d’un art multiple, un dialogue avec le monde professionnel, l’ouverture internationale. Le théâtre doit être abordé sous divers angles : poétique, dramaturgique et linguistique, arts et techniques, formes et histoire de la scène, dans le croisement des points de vue entre « savants et professionnels du théâtre», esthétique. Ne manquent, dans cette période de genèse, et par rapport aux champs recouverts actuellement par les études théâtrales, que les aspects socio-économiques et de politique culturelle, qui se développeront après la mise en place d’un ministère des affaires culturelles et d’une politique publique concernant spécifiquement les arts du spectacle vivant. Il convient donc de dépasser la vision duelle qui voudrait que les études théâtrales se préoccupent de la scène, laissant le texte aux littéraires. Les études théâtrales n’écartent pas en effet la dimension textuelle du théâtre mais prennent en compte l’histoire, la poétique et la dramaturgie des textes, d’autre part elles envisagent la représentation théâtrale sous d’autres points de vue (esthétiques, techniques, sociologiques) que celui de l’analyse du passage du texte à la scène. De fait, la création de l’Institut d’Etudes Théâtrales s’appuie sur le modèle d’universités étrangères comme Munich, Vienne, Bristol et Yale, qui ont déjà fait place à l’étude spécifique du théâtre.   Vers l’autonomie et l’offre diplômante La reconnaissance académique et institutionnelle des Études théâtrales en France permet de proposer une offre de cours et la délivrance de diplômes spécifiques : le Certificat d’Études Supérieures, en 1962, propose une spécialisation en études théâtrales aux étudiants de troisième année qui ont suivi deux années de propédeutique en Lettres, et le Diplôme d’études théâtrales, créé la même année, s’adresse aux gens de théâtre et autres publics désireux de suivre une formation universitaire en études théâtrales, sans avoir les diplômes requis pour valider le certificat. L’institutionnalisation de la discipline se traduit également par la nomination d’un premier Maître-assistant à l’IET, Bernard Dort, à la rentrée 1963. Bernard Dort n’est pas un universitaire, mais l’un des animateurs de la revue Théâtre populaire, et un introducteur décisif du théâtre de Brecht en France. En 1968, l’Institut d’Etudes théâtrales disposera d’une équipe pédagogique composée de cinq enseignants-chercheurs permanents: un professeur (Jacques Scherer), deux maîtres-assistants (Bernard Dort et André Tissier), deux assistantes (Martine de Rougemont et Françoise Kourilsky), ainsi que d’enseignants collaborant régulièrement à ses programmes. Charles Antonetti supervise les travaux pratiques de mise en scène. Devant l’accroissement de son auditoire, l’Institut et le Centre de documentation renforcent leurs infrastructures. Jacques Scherer, devenu directeur de l’IET en 1965, souhaitait l’installation sur le nouveau site de Censier de l’Institut d’Etudes Théâtrales et du Centre de documentation devenu Bibliothèque Gaston Baty, qui avaient fusionné en 1964, et ne pouvaient accueillir dans de bonnes conditions des étudiants et des chercheurs toujours plus nombreux. L’Institut étant devenu de plus en plus attractif, il fallait non seulement étendre les horaires d’ouverture du Centre de documentation mais aussi trouver de nouveaux espaces de toute urgence. Le déménagement sur le nouveau site de Censier en 1967 permet à l’Institut d’Etudes théâtrales de disposer de locaux affectés à la pratique, et à la Bibliothèque Gaston Baty d’accueillir les étudiants et les chercheurs dans une salle dédiée. Les programmes d’enseignement de l’Institut d’Etudes théâtrales sont réformés : le Diplôme se prépare désormais en 2 ans et le Certificat d’Etudes Théâtrales est divisé en trois certificats correspondant à la deuxième année du diplôme: histoire du théâtre classique, histoire du théâtre moderne et contemporain (comprenant le théâtre lyrique), esthétique théâtrale, comprenant les questions de dramaturgie et de mise en scène. Les événements de mai 1968 donnent à l’Institut d’Etudes théâtrales l’occasion de repenser en profondeur ses principes, son fonctionnement institutionnel, ses relations avec le monde professionnel du théâtre et avec l’ensemble de la société : volonté de se tourner plus nettement vers le théâtre contemporain et vers la critique de toutes les pratiques théâtrales, et pas seulement de celles du « théâtre bourgeois », volonté de renforcer les liens entre théorie et pratique ; souhait capital d’introduire la possibilité de la création théâtrale dans le parcours d’études de l’étudiant ; développement de liens plus étroits avec les professions et les institutions théâtrales, mais aussi avec le public, création de partenariats avec les autres lieux d’enseignement et de recherche sur le théâtre.   L’Institut d’Etudes théâtrales, U.E.R. de l’université de Paris III L’Institut d’Etudes théâtrales s’était déclaré autonome en 1968, mais le statut d’U.E.R (Unité d’Enseignement et de Recherche) qui lui est conféré par l’arrêté du 21 mars 1970 portant création des treize universités issues de l’université de Paris (loi Faure du 12 novembre 1968), et parmi celles-ci, de l’université de Paris III, est significatif de l’institutionnalisation et de la reconnaissance académique de la discipline. L’U.E.R., sur le modèle des anciennes facultés, jouit d’une autonomie pédagogique et financière décisives pour le développement conjoint des formations dispensées par l’Institut d’Etudes Théâtrales et par la Bibliothèque Gaston Baty. Le statut d’UER autorise de plus l’Institut d’Etudes théâtrales à recevoir des dons et legs, disposition qui permettra l’enrichissement du fonds de la Bibliothèque Gaston Baty tout au long de son histoire.     Pour aller plus loin :
  • Céline Hersant, Catherine Treilhou-Balaudé, « Études théâtrales : les années de genèse (1957-1971) », Registres, n° 18, 2015